Jutta SCHERRER est décédée le 25 août 2025. La perte est immense et la douleur sévère. Jutta était une amie et une grande intellectuelle. Elle fut ma directrice de thèse et je lui dois ce que je suis devenu intellectuellement. Héritière de la tradition philosophique allemande, elle était fondamentalement curieuse du monde : elle me faisait penser à Max WEBER quand elle souriait en posant ses questions. Spécialiste de philosophie russe, elle se rendait souvent en Russie. Elle y avait beaucoup d’amis et écoutait avec intérêt les récits de séjour de ses doctorants. Je me souviendrai toujours de ces moments passés avec elle, dans son petit bureau rempli de livres et de fumée de cigarettes, au 1e étage de l’EHESS. Je lui racontais mes pérégrinations au fin fond de l’Oural. Je lui parlais des ours et des collègues d’Oufa. Elle évoquait ses travaux en cours et les rêves de LOUNATCHARSKI. C’était un honneur et un vrai bonheur de se sentir porté par Jutta vers les sommets de la pensée européenne et russe. Impliquée dans de multiples projets, souvent en déplacement, elle appréciait ce qui lui permettait de mieux comprendre l’histoire complexe de l’immense Russie. Ses séminaires à l’EHESS étaient l’occasion de discussions passionnantes sur l’actualité russe : avec Agnieszka MONIAK-AZZOPARDI, André FILLER, Marlène LARUELLE, Malte GRIESSE et Eric AUNOBLE, nous étions un peu ses enfants perturbants. Elle nous donnait la parole à tour de rôle et le débat s’élevait grâce à ses relances fulgurantes. Personnellement, je lui dois d’avoir dépasser les logiques quelque peu mécaniques de l’histoire sociale. Derrière l’exercice du pouvoir s’étend l’infinie complexité des idées et des perceptions du monde. Du fait de l’ouverture des archives, l’histoire sociale dominait alors le champ d’études du Centre russe de l’EHESS. Même si elle s’y sentait parfois isolée, Jutta y maintenait avec panache, la haute tradition de l’histoire des idées. Elle aura introduit une génération de jeunes chercheurs à la pensée russe. Ses travaux sur les manuels d’histoire étaient précurseurs pour saisir les évolutions politiques en Russie. Comme Pierre NORA, Jutta SCHERRER nous manquera pour penser la Russie contemporaine. Beaucoup de collègues historiens et philosophes de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine sont orphelins qui adoraient Jutta. Je suis moi aussi orphelin et je garderai toujours en mémoire le souvenir de cette grande dame rafinée et gentille, noble et souriante. Au revoir Jutta.
Brak komentarzy:
Prześlij komentarz